Et en plus, elle fume !

© L'Orient-Le Jour – Georges Boustany | Septembre, 2022

La publicité pour de la lingerie fine parue dans « L’Orient-Le Jour », 
réalisée avec la photo de Marc Nader en 1982. Archives L’OLJ

Elle n’a l’air de rien, cette publicité pour de la lingerie fine parue dans L’Orient-Le Jour d’il y a quarante ans. Encore une femme en sous-vêtements sexy, se dit-on. Séduisante, bien évidemment, avec des seins naturels comme on n’en voit plus de nos jours, mis en valeur par une dentelle transparente qui ne cache rien tout en faisant mine de cacher, l’acmé de l’érotisme. Lorsque l’on tombe sur cette image en faisant des recherches sur la guerre du Liban et en particulier sur l’invasion israélienne de juin 1982, on ne peut que s’émerveiller de la capacité de survie des Libanaises et des Libanais. Car il fallait non seulement avoir envie d’acheter de la lingerie sous les bombes, il fallait la vendre, et pour la vendre, il fallait en faire la promotion. Et ce n’est pas tout ! L’agence de publicité a fait appel à un photographe libanais pour cette campagne, plutôt que d’utiliser des photos réalisées à l’étranger. Et la suite est encore plus surprenante.

En y regardant de plus près, l’on s’aperçoit que cette photo est encore moins innocente qu’il n’y paraît. Bien sûr, il y a le slip, dont la transparence laisse entrevoir des ombres friponnes : après tout, c’était la mode à l’époque. Non, ce qui fait sursauter, c’est l’accessoire. À trop forcer sur le trait érotique, nous frisons le porno : car non seulement cette femme porte un fume-cigarette à ses lèvres entrouvertes, mais en plus elle fume, donnant l’impression de tirer la langue ! Et il y a pire : dans une autre version, le modèle s’apprête à croquer dans un épi de maïs. J’en avais vu des annonces en tout genre faisant de la femme un objet sexuel, c’était très courant dans les années 1970, des images que l’on qualifierait de nos jours de sexistes, mais rarement aussi outrageantes. J’ai donc publié la photo à l’épi de maïs sur Facebook, en prenant soin de gommer les tétons afin de ne pas me faire censurer par des bien-pensants pensant mal, et en précisant que je le faisais afin de dénoncer le sexisme de la campagne. Je n’imaginais pas la puissance des médias sociaux : quelques minutes plus tard, le photographe lui-même commentait : « Je suis l’auteur de cette photo. » Et comme Marc Nader est un homme qui a beaucoup d’humour, il a ajouté : « … Avec tétons. »

Rencontrer un photographe est toujours instructif. Rencontrer un photographe de talent, autrement dit un artiste, est tout bonnement fascinant. Je voulais en savoir plus sur cette campagne osée, et Marc s’est prêté avec beaucoup de bonne volonté au jeu, en me parlant de lui, de son parcours et de comment il en est arrivé à réaliser ces prises de vue. Totalement autodidacte, Marc a commencé en 1969 à prendre des photos à Beyrouth puis Paris. Adepte du minimalisme, il se concentre sur des détails qu’il sublime, qu’il s’agisse de corps féminins, de ruines antiques, de cheminées parisiennes ou de portes cochères. Ses photos sont un hymne à la beauté ; comme la musique qui est sa seconde passion, toute leur force vient d’un élément essentiel : « La composition. C’est l’art d’agencer et de balancer entre eux les différents éléments qui constituent une scène donnée en éliminant ce qui est inutile pour aller à la quintessence de la photo. » En l’écoutant parler, on réalise que son cours devait être passionnant.

Pour un homme qui a toujours voulu voir la beauté partout, la guerre a été une période de cauchemar : il refusera de l’immortaliser. Après des études à Paris à la fin des années 1960, il rentre à Beyrouth, repart à Paris jusqu’en 1977 et choisit de s’exiler aux États-Unis en 1983. Il y fera de la photo commerciale, parce qu’il faut bien gagner sa vie. De retour au Liban en 1997, il enseignera son art durant 22 ans à l’AUB. Depuis 2019, Marc Nader prend le temps de vivre.

La femme de son ami

Et il s’étend sur la photo, sa passion, sa religion, il s’étend et explique : l’essentiel est dans la composition, le reste importe peu, la composition, tout est là ! L’équilibre des formes, des lignes, de la lumière et de l’obscurité, des couleurs ; à l’entendre, on visualise le symbole du yin et du yang, les Chinois ont décidément tout inventé. Marc est intarissable sur son amour de la caméra ; à lui seul, il est un livre d’histoire de la photo, il a connu les trucages antédiluviens, ceux d’avant Photoshop, les ombres portées, les grattages, la retouche couche par couche pour retrouver la teinte parfaite, le temps fou que cela prenait ; quand on pense qu’aujourd’hui cela se fait d’un clic de souris ! 

Mais l’on s’égare et je tente de le ramener à cette fameuse photo : « Mais enfin, ce modèle, racontez-moi comment elle a accepté de prendre des poses aussi suggestives ! » Et la réponse est toute simple, comment n’y avoir pas pensé : « On ne montre pas le visage. » Pourtant, elle est libanaise !

Pire encore, c’était la femme d’un ami… On en ouvre des yeux ébahis, on veut en savoir davantage, s’imaginer la scène : « Tu me prêtes ta femme pour une campagne de lingerie avec un épi de maïs et un fume-cigarette ? Oui, vas-y, aucun problème ! »

La femme de son ami a donc accepté de poser. Avec une mère européenne et alors que le sida n’avait pas encore fracassé la libération des mœurs, elle s’est prêtée au jeu sans hésiter. Mais enfin, n’a-t-elle pas été gênée quand on lui a donné ces drôles d’accessoires ? Le créatif s’en est donc sorti sans ecchymoses ? À entendre Marc, elle s’est exécutée sans rechigner. Et depuis, 40 ans sont passés. On aimerait la rencontrer, recueillir son point de vue, mais Marc garde bien évidemment le secret de son identité. Elle lira peut-être ces lignes, en sourira probablement de nostalgie, rira de notre naïveté, quelle époque compliquée nous vivons après tout, c’était plus simple il y a 40 ans. Et comme l’affirme une amie qui dit les choses comme elles sont, « les femmes aussi jouent le jeu et elles le jouent avec plaisir, parce qu’elles aiment susciter des réactions chez les hommes. C’est dans la nature des choses ». Tout compte fait, s’offusquer du sexisme d’une photo d’il y a quarante ans, c’était céder à ce puritanisme à la mode qui s’en prend à tout le côté ludique et délicieusement risqué de la drague en supprimant toute forme d’humour. Quelle triste époque nous vivons, décidément. 

Pour en savoir plus sur Marc Nader et son travail, on pourra consulter son site : www.marcnader.com

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.